Visualisation de la Science
et
Science de la Visualisation
CMAP (Centre de Mathématiques APpliquées) UMR CNRS 7641, École polytechnique, Institut Polytechnique de Paris, CNRS, France
france telecom, France Telecom R&D
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(Site WWW CMAP28 : cette page a été créée le 22/09/2007 et mise à jour le 03/10/2024 17:20:15 -CEST-)
Mots-clefs :
art et mathématiques,
art et science,
chaos déterministe,
erreurs d'arrondi,
expérimentation réelle,
expérimentation virtuelle,
géométrie fractale,
mécanique céleste,
mécanique quantique,
modes de représentation,
modèle,
ordinateur,
synthèse d'image,
visualisation scientifique.
Plan de ce document :
1-L'HOMME FACE A L'UNIVERS :
Le scientifique (et le physicien en particulier) est tout à la fois
un observateur et un arpenteur de l'Univers :
d'une part il regarde et note alors les regularités, les symétries,
les invariances,... des phénomènes naturels ;
d'autre part, n'ayant malheureusement pas accès aux formules du Grand Horloger,
il mesure des positions,
des vitesses, des températures,... Sa connaissance du Réel repose ainsi uniquement
sur des images, sur des nombres et sur son intelligence.
Que faire alors de ces observations et de ces mesures ? Les collectionner ne lui
suffit évidemment pas : il cherche à prévoir, à comprendre
le comment (et le pourquoi ?) des choses. Deja fortement présente chez les philosophes grecs
et à la base de la science moderne sous l'impulsion
de Galilée au dix-septième siècle, s'est imposée l'hypothèse d'une écriture
mathématique des lois de la nature. Si
celle-ci est discutable dans certaines disciplines, comme la biologie, et
s'il semble douteux que les Mathématiques puissent un jour expliquer ou
justifier la voix de Maria Callas ou encore
le coup de pinceau des frères Hubert et Jean Van Eyck, leur efficacité est
incontestable en physique. Il est alors impossible de ne
pas se poser un certain nombre de questions au sujet
de celles-ci et des mathématiciens :
- Les Mathématiques sont-elles la réalité ultime ?
- Ou bien sont-elles le langage de l'Univers ?
- Ou encore sont-elles un simple outil de compression et de synthèse de nos mesures,
reflet de nos structures cognitives ?
- Le mathématicien est-il un créateur ou bien un explorateur ?
- S'il est créateur, pourquoi cette redoutable efficacité en physique ?
- S'il est explorateur, ou sont-elles ? Certainement pas dans l'espace-temps,
mais ou alors ?
Quelles que soient les réponses apportées à ces questions, le mathématicien
et le physicien entretiennent des relations privilegiées.
Le physicien pose des problèmes et émet des conjectures ;
dans les cas difficiles, le mathématicien peut lui venir en aide
en s'y attaquant formellement. Mais en parallèle,
ce dernier mène des recherches indépendantes,
déconnectées de toutes considérations concrètes et appliquées ; malgér
cela, tel Monsieur Jourdain qui faisait de
la prose sans qu'il en sut rien, le mathématicien fait alors parfois (souvent ?) de la
physique sans le savoir : ce fut ainsi le cas d'Evariste Galois
avec la théorie des groupes ou encore de Bernhard Riemann avec les variétés éponymes.
2-PHYSIQUE ET MATHEMATIQUES :
Aujoud'hui, les Mathématiques décrivent l'Univers, de sa plus
grande ( 8.8 1026 mètres) à sa plus petite
échelle conjecturée ( 1.6 10-35 mètre) ; mais entre cette
dernière et 2.0 10-19 mètre ( les nucléons) règne une
Terra Incognita qui se devrait d'être baptisée Mathematica, tant nous
manquons et manquerons d'outils nous permettant
d'expérimenter à ces niveaux titanesques d'énergie [01]. Les Mathématiques y jouent donc le
rôle d'un instrument d'optique, au même titre qu'un télescope
ou encore qu'un microscope. Mais plus qu'un outil, un langage
et une mémoire pour la physique, elles sont une pensée [02] ;
Heinrich Hertz ne disait-il pas déjà au dix-neuvième siècle :
"on ne peut échapper au sentiment que ces
formules mathématiques ont une existence qui leur est propre,
qu'elles sont plus savantes que ceux qui les ont
découvertes et que nous pouvons en extraire plus de science
qu'il n'en a été mis à l'origine" ? Et effectivement,
en travaillant sur les équations qui décrivent les phénomènes
naturels, il est possible de faire de grandes
découvertes (à valider ensuite par l'observation, une théorie
scientifique se devant évidemment d'être réfutable),
étant parfois tout à fait contraire à l'intuition ou encore aux
convictions les plus profondes. Ce fut ainsi
le cas avec la Relativité Générale publiée par
Albert Einstein en 1915, dont les équations ont montré
que, contrairement aux croyances de leur auteur, l'Univers
ne pouvait être statique, ce que les observations
d'Edwin Hubble confirmèrent par la suite.
3-MATHEMATIQUES ET ORDINATEUR :
Ainsi, les "manipulations" mathématiques sont essentielles pour
faire progresser notre connaissance de l'Univers. Malheureusement,
cela est en général d'une effroyable complexité. Fort à propos,
l'ordinateur fut inventé. Si la notion de machine programmable
remonte au moins au dix-huitième siècle avec les automates de
Vaucansson, il fallut attendre le milieu du dix-neuvième siècle pour
voir apparaître le concept de machine à calculer à programme
enregistré lors des travaux de Charles Babbage. Mais ce n'est
réellement que durant la seconde guerre mondiale qu'apparurent
les premiers ordinateurs rendus possibles par l'électronique
et ce grâce, tout particulièrement, aux recherches de John Von Neumann
et Alan Turing. Ainsi, à l'aide de ces machines dont les performances
(en vitesse et en capacité de mémorisation) n'ont jamais cessé de croître,
les équations de la physique que l'on ne sait pas résoudre
(voire qu'il est impossible de résoudre formellement) vont pouvoir
l'être grâce à des méthodes dites numériques, qui par des séries
d'approximations validées, donneront leurs solutions approchées sous
forme de suite de nombres. Donnons un exemple simple
et concret : dans le contexte élémentaire de la mécanique newtonienne,
il est très facile d'écrire les équations différentielles
qui décrivent le mouvement de trois corps en interaction gravitationnelle
(et isolés de toute autre "influence"). Malheureusement,
les travaux de Henri Poincaré au début du vingtième siècle ont montré
qu'il était impossible d'en déduire des formules exactes
donnant les coordonnées de ces trois corps au cours du temps
(ce problème est dit non intégrable). En revanche, grâce
à l'ordinateur il est possible de calculer numériquement "pas à pas" ces mêmes
coordonnées à différents instants et ce à partir de conditions
initiales données (voir le paragraphe 6.4)
4-ORDINATEUR ET IMAGES :
Qu'il s'agisse donc d'une expérience dite réelle effectuée,
par exemple, à l'aide d'un accélérateur
de particules, ou bien d'un calcul réalisé sur un ordinateur,
le résultat en est systématiquement une suite de
nombres (les mesures). Dans un cas comme dans l'autre,
leur quantité est en général telle que leur
lecture est tout simplement dépourvue de sens et impossible
(comment appréhender plusieurs centaines
de milliards de nombres ?). Afin de les rendre exploitables,
il est rapidement apparu évident que seule
leur synthèse sous forme d'images animées et en couleurs était
la solution. En effet, le sens de la vision, certainement à l'origine
de la curiosité scientifique de l'Homme (au passage que serait
notre science si nous n'appréhendions notre
environnement qu'avec l'ouïe ou le toucher ?) occupe une bonne
partie de notre cortex et il possède des propriétés
phénomènales que l'ordinateur est encore bien loin d'égaler,
en particulier en ce qui concerne la reconnaissance
des formes (même inattendues ou surprenantes) dans un environnement dynamique et bruité. C'est
d'ailleurs peut-être cette place préponderante occupé
par le système visuel, plus que l'utilité pratique, qui pourrait
justifier ici ces techniques. Après bien des décennies
d'abstraction (en particulier en France sous l'impulsion de Bourbaki,
groupe de mathématiciens fonde dans les années 1930 principalement par
Henri Cartan et Andre Weil, dans le but de fonder rigoureusement les Mathématiques
sur la théorie des ensembles),
nous assistons aujourd'hui à un retour en force justifié
de la pensée visuelle. Albert Einstein n'a-t-il pas écrit à
Jacques Hadamard : "les mots et le langage, écrits ou
parlés ne semblent pas jouer le moindre rôle dans le mécanisme
de ma pensée. Les entités psychiques qui servent d'éléments à
la pensée sont certains signes ou des images plus ou moins claires
qui peuvent à volonté être reproduits et combinés" ?.
Bien évidemment tout extrémisme est dangereux, ici comme ailleurs :
dans ces conditions, il ne faudrait pas qu'un mouvement inverse se déclenche et que le
je pense donc je suis se transforme en un je calcule et je
visualise donc je suis. Ces précautions étant prises,
nous montrerons au chapitre 6 l'exceptionnel potentiel de cette approche.
5-EXPERIENCES REELLES ET EXPERIENCES VIRTUELLES :
A côté donc des expériences dites réelles (dont l'exercice remonte à la
nuit des temps : souvenons-nous, par exemple, qu'Eratosthène mesurait très précisement
la circonférence de la Terre deux cents ans avant notre ère), il est aujourd'hui possible
de pratiquer des expériences virtuelles [03] ; ces dernières consistent à
étudier, non point directement un certain phénomène
naturel, mais bien plutôt son modèle mathématique transforme en
programme(s) dans la mémoire d'un ordinateur, ce
dernier nous communiquant ses résultats sous forme d'images animées
et en couleurs ; cela permet de mettre en place une boucle
de rétroaction sur le modèle et donc d'expérimenter interactivement sur lui.
Les avantages de cette approche sont nombreux : reproductibilité parfaite, maîtrise
individuelle des différents paramètres, absence de danger,
coûts moindres, mais aussi accès expérimental à des
systèmes autrement inaccessibles (c'est par l'exemple le cas
de l'étude des collisions entre galaxies...), ou encore
exploration d'univers aux lois différentes du notre.
Il convient de noter au passage que si nous utilisons ici
la recherche fondamentale pour illustrer ce propos,
cette approche expérimentale nouvelle est évidemment aussi
utile (et utilisée) dans la recherche appliquée
et industrielle [04]. A titre d'exemple, aujourd'hui, les constructeurs
automobiles cassent plus de voitures virtuelles
que de voitures réelles lors de leurs "crash tests"...
Ce tableau idyllique ne doit pas nous cacher la dure réalité : en
effet, de nombreuses difficultés vont encombrer notre chemin :
le modèle d'un système n'est pas ce
système (comme la photographie d'un paysage n'est pas ce paysage...),
les méthodes précédemment qualifiées
de numériques ne sont pas parfaites (elles introduisent donc des
défauts, des biais, des artéfacts,...), la programmation
des ordinateurs tient aujourd'hui (pour toujours ?) plus du bricolage que de l'art [05],...
Mais il y a plus fondamental : en effet la quasi totalité des modèles étudiés reposent sur les nombres
dits réels (par exemple, les coordonnées, les températures,... sont
des nombres réels). En toute généralité,
sauf de très rares exceptions (les nombres entiers en particulier),
il possèdent un développement infini, quelle que soit la base de numération utilisée
(2, 10 ou autre) ; or un ordinateur est par construction (mais
comment pourrait-il en être autrement ?) une
machine tout à la fois finie (seul un nombre fini d'entités peut y
être stocké) et discrète (elle ignore le continu
cher au mathématicien). Ainsi, les nombres réels essentiels à la
physique mathématique ne peuvent être manipulés
avec un ordinateur ; ils sont remplacés (sournoisement...) par des
approximations finies et imparfaites qui peuvent être,
sur certaines classes de problèmes, source de grandes difficultés
et d'erreurs grossières [06][07]. Enfin, et cela
sera détaillé plus longuement au chapitre 8, la mise en image n'est pas,
dans ce contexte en particulier, un simple jeu d'enfant !
6-QUELQUES EXEMPLES :
6.1-"DESSINE-MOI UN ATOME D'HYDROGENE" (LA MECANIQUE QUANTIQUE) :
L'atome d'hydrogène, le plus simple de tous les éléments, est
constitué d'un proton et d'un électron.
Longtemps, une description et une image simpliste en furent données : celle d'un système
solaire dans lequel une planète (l'électron)
orbitait autour d'une étoile (le proton). La mécanique quantique
(le premier pilier de la physique actuelle)
permet de décrire mathématiquement cet atome
et toutes les conséquences qui ont pu être tirées de cette description
furent toujours confirmées par l'expérience de façon éclatante.
Malheureusement, cette mécanique contraire à l'intuition nous contraint
à renoncer à transposer aux petites
échelles la "chosification" propre aux échelles macroscopiques qui nous
permet, en particulier, d'attribuer à un objet
tout à la fois une position et une vitesse. Aux échelles microscopiques,
cela est tout simplement impossible
(il semble bien qu'il s'agisse-la d'une loi fondamentale de la nature) ; il n'est possible
alors que de s'exprimer en terme de probabilités. Concernant l'électron
de l'atome d'hydrogène, nous devrons nous contenter de dire :
"l'électron à telle probabilité d'avoir telle position".
C'est ce que montre l'image . Pour un certain "état"
(qu'il est inutile de préciser davantage ici)
de l'atome d'hydrogène, il est possible de calculer
en tout point de l'espace environnant la "densité de probabilité de
présence de l'électron" ; c'est cette dernière
qui est ici visualisée, les zones sombres (respectivement lumineuses)
désignant les zones ou l'électron a peu
(respectivement beaucoup) de chances de se trouver à cet instant précis.
6.2-FORMES NATURELLES ET GEOMETRIES (LA GEOMETRIE FRACTALE) :
La géométrie euclidienne est restée pendant environ deux mille ans la
seule géométrie possible et imaginable. Puis
au cours du dix-neuvième siècle, de nouvelles géométries sont apparues
(sous l'impulsion de Bolyai, Gauss, Lobachevski, Riemman,...)
montrant que le fameux axiome des parallèles
était arbitraire et irréductible aux autres. Malgré ces avancées
colossales, à la base de la Relativité Générale
(le second pilier de la physique actuelle),
ces différentes géométries laissaient sans réponse des questions
aussi naïves que "quelle est la forme d'un nuage
ou d'une montagne ?". Or ce qui caractérise ces objets de la nature
c'est bien une forte irrégularité présente
à toutes les échelles d'observation. Toujours au dix-neuvième siècle,
certains mathématiciens (parmi lesquels
Cantor, von Koch, Peano, Sierpinski, Weierstrass,...) avaient imaginés
des courbes continues mais non différentiables
(c'est-à-dire ne possédant de tangente en aucun point !),
que Charles Hermite qualifia de plaie lamentable.
Ces "monstres" restèrent assoupis jusqu'aux années 1960
au cours desquelles Benoît Mandelbrot montra que ces
courbes et leurs généralisations étaient de bons modèles pour
de nombreux objets et phénomènes naturels [08].
La géométrie qu'il a ainsi révélée et baptisée de fractale
permet aujourd'hui d'unifier par une même
description les montagnes, les nuages, les fronts d'avancée
des feux de forêt, ou encore l'évolution des
cours de la bourse [09]. L'image nous présente ainsi
un paysage purement imaginaire qui n'existe que
sous la forme d'une description mathématique dans la mémoire (les rêves ?)
d'un ordinateur. Les quelques paramètres qui
le contrôlent permettent ainsi de décrire et reproduire la grande
variété des paysages terrestres et autres (comme
l'image en témoigne). Il convient de bien remarquer que cette
description mathématique n'est que morphologique
et que, malheureusement, elle n'englobe pas la(les) physique(s)
sous-jacente(s) à l'origine de ces formes...
6.3-LE CHAOS DETERMINISTE :
Jusqu'à un passé récent, les physiciens associaient, dans le contexte
de la physique classique, l'existence d'équations
décrivant un système à la possibilité de prédire avec une précision
arbitraire le futur de ce même système [10]. Cela fut
remis en cause au début du vingtième siècle par les travaux de Henri Poincaré
(déjà mentionnés au chapitre 3), puis de
nouveau dans les années 1960 par Edward Lorenz, météorologue au MIT.
Ce dernier s'intéressait alors à la prévision météorologique et
pour tenter de maîtriser la complexité des équations sous-jacentes, il
en proposa une version extrêmement simplifiée constituée
d'un système de trois équations différentielles non linéaires.
A l'aide d'un ordinateur il procéda à leur intégration. Il redécouvrit alors
la sensibilité aux conditions initiales ; celle-ci se
manifeste pour certains systèmes et signifie qu'une modification
infime des conditions initiales bouleverse radicalement
le futur du système. D'autre part, en faisant évoluer celles-ci, il
observa que toutes les trajectoires obtenues (l'image
montre l'une d'entre-elles) semblaient attirées par une même
structure tridimensionnelle infiniment complexe baptisée depuis
l'attracteur de Lorenz.
6.4-LE CHAOS VIRTUEL (LA MECANIQUE CELESTE) :
L'homme a de tout temps été fasciné par le mouvement des astres.
Pour expliquer les trajectoires du Soleil, de Mars,... dans
notre ciel, l'astronome grec Ptolémée imagina au deuxième siècle
de notre ère, le système des épicycles. Les rétrogradations
de Mars étaient dues, selon lui, à la conjonction de deux mouvements
circulaires uniformes "imbriqués" l'un dans l'autre,
dans un Univers centré sur la Terre.
Nicolas Copernic proposa au seizième siècle une description révolutionnaire : d'immobile et de centre
de l'Univers, la Terre devenait un corps comme les autres, en orbite
autour du Soleil (comme Mars et les autres planètes). En se limitant
à la mécanique newtonienne (c'est-à-dire en négligeant les effets
des relativités restreinte et générale), il est aujourd'hui
possible de calculer les trajectoires des planètes du système solaire
et de les représenter soit de façon géocentrique (et donc
ptoléméenne), soit de façon héliocentrique (c'est-à-dire copernicienne).
Il est dès lors envisageable de répondre à une question
intrigante : "comment verrait-on le mouvement des corps célestes
en adoptant un point de vue très différent du nôtre ?". Ainsi,
l'image présente le ciel tel qu'il serait perçu par
les habitants de 16 planètes plus ou moins éloignées
du Soleil et surtout dont les trajectoires seraient généralement dans des plans
très différents du plan de l'écliptique. La surprise
est alors totale : le merveilleux ordre copernicien (les ellipses dites keplériennes
dont l'un des foyers est le Soleil) disparait et
laisse la place à une situation quasiment chaotique. Mais cela
n'est qu'une apparence et les conséquences en sont
épistémologiquement considérables : en particulier, pour certains
systèmes, les notions d'ordre et de désordre peuvent être relatives.
Mais aussi, notre civilisation (sciences, philosophies,
religions,...) trouvant certainement ses racines dans l'observation
des cieux, ou en serions-nous aujourd'hui si notre berceau avait été
plus loin du Soleil et en dehors du plan de l'écliptique ?
7-ART ET MATHEMATIQUES :
Dans le contexte décrit précédemment, l'image n'est pas
une fin en soi. Elle n'est qu'un médiateur entre
l'expérimentateur et son modèle. Malgré tout, les outils
ainsi developpés peuvent être détournés
de leur vocation première. Nous verrons un peu plus loin
que l'Art peut être utile à la Science, mais des à
présent notons que cette même Science peut offrir à
l'Art de nouvelles "natures mortes" à représenter.
Mais plus, nous pouvons développer ici un concept original : celui d'œuvre potentielle ou l'œuvre
(d'art ?) n'est plus une représentation matérielle, mais bien plutôt le modèle (ici mathématique)
sous-jacent. Ainsi, pour reprendre l'exemple de l'image ,
son modèle contient potentiellement un nombre énorme de paysages, dont il est difficile d'imaginer
la plupart d'entre-eux.
8-DES DIFFICULTES DE LA MISE EN IMAGE :
Les quelques images précédentes étaient
destinées à illustrer la notion d'expérience virtuelle
et nous avons déjà noté que cette façon de présenter les
résultats des calculs était essentielle et incontournable. Nous avons
aussi déjà indiqué que la production de ces images n'était pas un
simple jeu d'enfant, en particulier en ce qui concerne le choix
des couleurs à utiliser pour représenter des valeurs numériques. Cela signifie-t-il que nous n'allons
rencontrer que de simples difficultés techniques ? Effectivement,
comme il est facile de l'imaginer, les programmes
utiles à la visualisation sont complexes et donc délicats à
réaliser (comme tous les programmes !). Mais les vraies difficultés sont ailleurs...
D'une part, le support de visualisation
est en général bidimensionnel (un écran, une feuille de papier,...) et y représenter un objet
à trois dimensions se fait principalement à l'aide de projections qui,
évidemment, cachent une grande partie de
l'objet et rendent bien souvent difficile la compréhension de
la troisième dimension surtout lorsqu'il
s'agit d'objet inconnu (sachant que l'on appréhende plus facilement
ce que l'on connait : il suffit à ce propos de comparer le regard que nous portons, par exemple,
sur les images -objet connu-
et -objet inconnu-...), même si les outils tant matériels que
logiciels mis à notre disposition nous permettent d'interagir avec lui (changement de point de
vue ou encore coupes). L'image
montre une tentative de représentation plus performante qu'une unique projection
d'un objet tridimensionnel complexe (une bouteille de Klein) à l'aide de 4x3 stéréogrammes.
Mais pour compliquer les choses, les espaces dans lesquels résident les modèles
sont bien souvent de dimension supérieure à trois. Dès la
dimension quatre, il est évident qu'il faut se contenter
de projections ou bien de coupes ; ainsi
l'image présente 16 coupes orientées différemment obtenues
dans un ensemble de Julia calculé dans le corps
des quaternions.
D'autre part, la plupart des "objets"
visualisés ne font pas partie de notre quotidien, loin
s'en faut. C'est le cas des particules élémentaires :
vouloir les représenter, c'est éventuellement violer les
lois de la Mécanique Quantique (les principes d'indétermination en
particulier), mais c'est aussi poser des
questions difficiles voire insensées et par exemple :
"quelles sont la couleur et la forme d'un électron ?".
On reverra utilement à ce propos l'image .
Mais il n'est pas nécessaire d'aller aussi loin pour
rencontrer de telles absurdités : ainsi, à notre échelle,
visualiser un champ de pression
bidimensionnel impose de se poser la question de la couleur
de cette même pression ! Ce type de question n'ayant pas
de sens et devant malgré tout y répondre, la réponse apportée
sera donc arbitraire, multiple, partielle, voire fausse.
L'image présente un exemple tout à fait caricatural ;
il visualise quatre fois le même champ
bidimensionnel en utilisant tout simplement quatre codes de coloriage
différents. Les quatre représentations sont malheureusement "orthogonales" les
unes aux autres et les conclusions tirées de leur observation éventuellement
contradictoires. Il est dès lors très
facile, volontairement ou pas, de dissimuler ce qui est
(par exemple la discontinuité verticale)
et de révéler ce qui n'est pas (par exemple la périodicité verticale).
Dans ces conditions, ce champ possède-t-il une
bonne et unique représentation (objective) ? En toute généralité, il est
impossible de répondre positivement à cette question...
Enfin, ces images sont évidemment destinées à être regardées. Il convient
alors d'être conscients des propres limitations de notre système visuel
(malgré ses performances exceptionnelles évoquées au chapitre 4) et en
particulier de l'existence de nombreuses
illusions d'optique
[11] ; à titre d'exemple celle
dite de contraste simultané doit nous faire renoncer à
la possibilité de comparer visuellement les luminances de deux points éloignés l'un de l'autre à l'intérieur d'une
même image et donc les valeurs numériques qu'elles coderaient.
9-POUR UNE SEMIOLOGIE DE LA VISUALISATION SCIENTIFIQUE :
Ainsi, l'image de synthèse est un formidable outil de présentation
de résultats issus d'expériences
virtuelles ; il nous permet d'explorer visuellement (et virtuellement...) toutes les échelles connues
d'espace, de temps et d'énergie. Mais il n'est pas neutre comme nous venons de le montrer.
Peut-on réintroduire l'objectivité ?
La réponse à cette question, ne serait-ce qu'à cause de l'exemple
simple présenté sur l'image ,
est négative. Malgré tout, il est possible de poser quelques principes très pragmatiques.
D'une part, nous proposons de
privilégier les représentations simples sur les représentations
spectaculaires (trop faciles à réaliser au
passage...). D'autre part, culturellement, nous avons l'habitude d'associer
les couleurs froides (le bleu,
par exemple) aux valeurs faibles ou négatives, et les couleurs chaudes
(le rouge, par exemple) aux
valeurs fortes ou positives [12]. De telles conventions doivent être ici respectées
sous peine d'induire de la confusion et une sorte de frustration dans nos systèmes perceptifs.
Devant l'absence d'unicité des représentations, nous proposons
donc d'étendre la notion de point de vue (géométrique) en y incluant des notions liées
aux formes et aux couleurs ; nous
préconisons de plus une forte interactivité permettant facilement
de changer de point de vue (généralisé) sans hésiter à en présenter plusieurs simultanément.
Enfin, il sera impératif de préciser en permanence les conventions
utilisées, ceci étant particulièrement vrai lors de la communication de résultats à des tiers.
10-CONCLUSION :
Une fois avertis de tous les dangers et limitations de l'Expérimentation Virtuelle, les
scientifiques (et les ingénieurs) ont alors
entre leurs mains une nouvelle façon d'approcher la Réalité,
un "outil" qui aura au moins l'importance du télescope et du
microscope en leur temps, qui leur permettra
de porter plus loin leurs gestes et leurs regards,
tout en étant un lieu privilégié de rencontre entre l'Art et la Science [13].
En effet, cette dernière n'a pas le monopole de la Connaissance et
lorsqu'elle prétend pouvoir accéder à la "Theorie du Tout", le Graal des physiciens, elle parait bien présomptueuse.
Mais d'ailleurs, comment pourrait-elle, en particulier, comprendre
l'Existence en soi ! L'Art est une autre voie possible et
l'histoire nous offre malheureusement assez peu d'exemples d'artistes qui furent aussi des savants et inversement,
Leonard de Vinci en étant évidemment le plus prestigieux représentant. Ces techniques de
visualisation des "objets" de la Science sont donc une opportunité unique qu'il nous faut
saisir d'autant plus qu'aujourd'hui se creuse le fossé entre les chercheurs
et le public qui ne comprend plus l'objet de leurs
recherches, voire est effrayé par elles (nucléaire, manipulations génétiques,...).
A cela s'ajoute le fait inquiétant que des jeunes toujours plus nombreux
se détournent des études scientifiques.
Or, dans le contexte international actuel (problèmes environnementaux quasiment irréversibles,
situation désespérée quant à l'ensemble des ressources non renouvelables,
inondation des marchés occidentaux par des produits issus de pays "émergents" aux normes
très "différentes" des nôtres,...), seule l'innovation peut nous permettre de
garder la tête hors de l'eau et aujourd'hui, un produit innovant (et attractif !) fait en général appel
à de nombreuses disciplines scientifiques de pointe (à titre d'exemple, sans la Mécanique Quantique,
la Relativité Restreinte et la Relativité Générale, le GPS n'existerait pas !). Ces images nouvelles de la Science en
marche rendent celle-ci plus proche et plus compréhensible : elles sont donc un moyen privilégié de
réconcilier la Science et l'Humanité...
- [01]
-Brian Greene, "La magie du cosmos",
Robert Laffont, 2005.
- [02]
-Alain Boutot, "Le pouvoir créateur des Mathématiques",
La Recherche, novembre 1989.
- [03]
-Jean-François COLONNA, "Images du Virtuel",
Addison Wesley, 1994.
- [04]
-Jean-François COLONNA, Marie Farge, "L'expérimentation numérique par ordinateur",
La Recherche, avril 1987.
- [05]
-Jean-François COLONNA, "Un environnement portable de programmation
et de coopération sur réseau hétérogène pour le calcul scientifique,
l'analyse visuelle des résultats
et les tests de sensibilité à la précision des calculs",
UNIX'93 Proceedings, mars 1993.
- [06]
-Jean-François COLONNA, "Les erreurs d'arrondi",
Pour La Science, septembre 1992.
- [07]
-Jean-François COLONNA, "The Subjectivity of computers",
Communications of the ACM, august 1993.
- [08]
-Benoît B. Mandelbrot, "The Fractal Geometry of Nature",
W. H. Freeman & Co, 1977.
- [09]
-Jean-François COLONNA, "Animation of Fractal Objects",
Computer Graphics Interface, juin 1989.
- [10]
-David Ruelle, "Hasard et chaos",
Editions Odile Jacob, 1991.
- [11]
-J. Frisby, "De l'œil à la vision",
Fernand Nathan, 1981.
- [12]
-Jean-François COLONNA, "Du bon (et du mauvais) usage des couleurs",
Bulletin de liaison de l'INRIA, novembre 1989.
- [13]
-Le site Internet de l'auteur : http://www.lactamme.polytechnique.fr.
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