S'il-vous-plaît... dessine moi l'infini
[01]
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(Site WWW CMAP28 : cette page a été créée le 10/12/2024 et mise à jour le 12/12/2024 12:49:03 -CET-)
Résumé : Grâce aux travaux de Georg Cantor, l'univers vertigineux des infinis s'est ouvert aux mathématiciens.
Mais est-il pour autant accessible, voire visualisable et si les Mathématiques sont bien
LE langage de la Nature correspond-il à tout ou partie de la Réalité ?
Plan de ce document :
1-MATHEMATIQUES ET INFINIS :
Les Mathématiques sont aujourd'hui un système formel sans rapport a priori avec la Réalité.
Elles utilisent des symboles [02] et la logique des prédicats pour construire des propositions qui sont
soit vraies, soit fausses, mais en aucune façon les deux a la fois [03]. A la base de
cet édifice se trouvent des propositions indémontrables, les axiomes, qui sont
choisis et acceptés par tous, en général, pour leur évidence et leur utilité.
Ainsi, par exemple, les axiomes de l'arithmétique élémentaire de Peano définissent
les nombres entiers en affirmant que 0 en est un, que tout nombre entier n possède un unique
successeur S(n), que 0 n'est le successeur d'aucun nombre entier,... Leur ensemble N
contient donc les éléments{0,S(0),S(S(0)),S(S(S(0))),S(S(S(S(0)))),S(S(S(S(S(0))))),...} [04].
Il est évident que cet ensemble ne possède pas de "dernier" élément, n'a pas de
fin : il est donc infini. Ainsi l'infini "en puissance" existe dans l'univers mathématique.
A partir des axiomes, le mathématicien va démontrer des théorèmes qui sont de nouvelles propositions
vraies et alors, même s'il ne travaille pas explicitement sur l'infini, tout comme
Monsieur Jourdain disait de la prose sans le savoir, il va bien souvent l'utiliser. Ainsi,
lorsque l'on démontre le théorème de Pythagore, le résultat obtenu [05] concerne non
pas UN triangle rectangle particulier mais TOUS ceux de la géométrie euclidienne, qui
sont évidemment infiniment nombreux. Une démonstration, en général, manipule
donc implicitement une infinité de cas particuliers !
A la fin du dix-neuvième siècle Georg
Cantor créa la théorie des ensembles et se posa en particulier le problème de comparer la taille
de deux ensembles quelconques. Si deux paniers contiennent des pommes, il est facile de savoir
lequel contient le plus de fruits : il suffit de les compter. Mais qu'en est-il de la comparaison des
ensembles infinis N et Q (l'ensemble des nombres rationnels, les "fractions") : Q est-il "plus
gros" que N ? Georg Cantor montra alors l'importance de la notion de bijection [06] : deux ensembles A et
B auront la même taille s'il existe une bijection entre eux [07]. De cette définition émergent
quelques résultats d'apparence paradoxaleet par exemple le fait que N et Q aient la même taille :
il n'y a pas plus de fractions que de nombres entiers, malgré les apparences !
Grace à une démonstration par l'absurde d'une étonnante simplicité, Georg Cantor a montré
ensuite qu'il était vain de vouloir numéroter [08] les nombres réels : il y a donc plus,
beaucoup plus, de nombres réels que de nombres entiers.
Nous sommes donc en présence de
2 infinis différents [09] : celui des entiers -le "dénombrable"- et celui des réels -le "continu"-.
Mais l'histoire ne s'arrête pas là car, en effet, Georg Cantor, après
avoir défini pour un ensemble E quelconque l'ensemble P(E) de ses sous-ensembles [10], a montré
qu'entre eux il ne pouvait exister de bijection : P(E) est donc "plus gros" que E (si ce dernier contient
n éléments, alors P(E) en contient 2n). Une conséquence immédiate de cela est qu'en
Mathématiques il existe donc une infinité d'infinis "en acte" et par exemple la suite d'ensembles
N,P(N) [11],P(P(N)),P(P(P(N))),... (que l'esprit a du bien mal [12] à se
représenter !).
Depuis de nombreuses années, je m'intéresse à la représentation
visuelle des Mathématiques et de la Physique [13] et lorsque je me suis posé la question de représenter
l'infini, j'ai commencé par m'inspirer de la notion P(E) en espérant pouvoir
visualiser une suite d'ensembles de tailles égales à certaines puissances de 2, à savoir : 21=2,
22=4, 24=16, 216=65536, 265536~2x1019728 et malheureusement, même
si cette dernière valeur peut encore être écrite intégralement, au-delà,
alors que nous n'en sommes qu'au début de ce processus, cela est tout simplement impossible ! Cette tache était donc vouée à l'échec...
Mais là encore, les travaux de Georg
Cantor peuvent nous aider dans ces tentatives de visualisation. En effet, une autre de ses contributions
fut de montrer que R (l'ensemble des nombres réels), R2, R3,...,
Rn avaient même cardinal et cela a alors permis à David Hilbert, Giuseppe Peano et d'autres
encore d'imaginer des courbes paramétrées dans R et qui remplissent un sous-ensemble de R2 (un
carré par exemple). Et cela permet de montrer visuellement combien rapidement progresse la complexité
de ces courbes au cours du processus itératif de leur construction.
Une courbe remplissante de Hilbert :
à gauche, l'élément générateur et à droite l'itération 5 [14].
2-PHYSIQUE ET INFINI :
Ainsi, les Mathématiques connaissent les infinis "en puissance" et "en acte", mais
le mathématicien, a priori, ne se soucit pas de la Réalité (R). Par contre,
pour le physicien c'est bien là le sujet d'étude et il est essentiel alors de distinguer R de
sa description D. Si l'on suit les traces de Galilée, R et D seraient écrites en langage
mathématique, D n'étant qu'une approximation sans cesse améliorée [15] de R. Mais alors
connaissent-elles l'une et l'autre l'infini ? Pour ce qui est de D, la réponse est évidemment
oui : le meilleur exemple nous est fourni par les théorèmes démontrés par Stephen Hawking
et Roger Penrose dans les années 1960-1970 dans le cadre de la Relativité Générale : dans
certaines conditions, lors d'un effondrement gravitationnel, une singularité [16] peut
apparaître. Mais qu'en est-il du même phénomène dans R ? On sait que la Relativité Générale
n'est pas la théorie ultime de la gravitation puique, malgré ses incontestables succès [17],
elle est incompatible avec la Mécanique Quantique et ainsi, dans R, on ne sait toujours
pas ce qu'il y a au c#ur d'un trou noir.
Il est un autre domaine, plus récent, de
la physique mathématique où l'infini apparaît et où, surtout, il peut plus
facilement être mis en image grace à l'animationen particulier : il s'agit de la Géométrie
Fractale. Cette dernière prend racine dans la découverte troublante, faite au milieu du
dix-neuvième siècle, de courbes continues sans tangente, alors que l'on croyait
que continuité et différentiabilité étaient liées à jamais. L'exemple le plus simple
que l'on puisse en donner est celui de la courbe de von Koch :
On en voit ici le principe : il consiste
à remplacer le tiers central d'un segment (bleu, en bas et à gauche) par les deux côtés
d'un triangle équilatéral (rouge), puis à répéter ad infinitum cette opération.
Deux propriétés remarquables apparaissent sur cette image : d'une part l'autosimilarité [18] et
d'autre part la cohabitation du fini et de l'infini [19].
On pourrait se demander à quoi cela peut bien
servir en Physique ? En fait jusqu'à la publication des travaux de Benoît Mandelbrot dans les années
1960-1970, de nombreuses questions et de nombreux objets échappaient aux physiciens. Ainsi
"qu'est ce qu'un arbre ?" ou encore "comment justifier la géométrie des alvéoles pulmonaires
?". Or nombreuses sont les structures naturelles qui sont auto-similaires [20] et/ou qui voient cohabiter
lefini et l'infini [21] : du jour au lendemain elles ont pu rentrer dans le giron de la physique mathématique.
C'est ainsi le cas du front de diffusion bidimensionnelle [22] :
ou encore des côtes érodées [23] :
Mais
l'objet fractal le plus célèbre est bien certainement l'ensemble de Mandelbrot :
qui nous permet,
par un zoom sans fin et hypnotique sur l'une de ses représentations tridimensionnelles, d'avoir
une petite idée de l'infini...
3-L'INFINI AU QUOTIDIEN :
Nous avons vu brièvement, ainsi que le soulignait Eugène Wigner [24], la "redoutable
efficacité" des Mathématiques et cela doit donc nous interroger sur leur nature profonde. Sont-elles
bien LE langage de la nature ? Si oui, elles existeraient nécessairement indépendamment
de l'esprit humain et l'on comprend bien que l'infini puisse y exister. Mais dans le cas contraire,
elles seraient nécessairement notre création et alors comment est-il possible que notre cerveau
fini, bien que d'une énorme complexité [25], puisse imaginer et manipuler l'infini ?
Mais, quelle que soit la nature des Mathématiques, pour tenter de répondre aux si nombreuses
questions [26] que nous nous posons, tous les outils dont nous disposons sont finis, sans
exception. Et c'est le cas en particulier de nos ordinateurs : leurs capacités tant en mémoire
qu'en calcul sont en quelques décennies devenues phénoménales, mais malgré tout
ils ne peuvent manipuler l'infini or celui-ci se manifeste en permanence en physique mathématique
par l'usage universel qui est fait des nombres réels [27] et ce conflit entre le fini et l'infini dans
nos machines peut conduire parfois à des catastrophes numériques graves [28] nous limitant ainsi dans
notre progression sur la voie (fractale ?) de la connaissance.
- [01]
D'après Antoine de Saint-Exupéry.
- [02]
Les lettres de différents alphabets, les chiffres, des graphismes divers et variés,...
- [03]
C'est le principe du tiers exclu.
- [04]
Que l'on notera
en général {0,1,2,3,4,5,...}.
- [05]
On remarquera que la vérification de ce théorème sur un triangle rectangle donné arbitrairement est quasiment
impossible à faire et ce à cause du manque de précision du tracé et des mesures...
- [06]
Une bijection est une application qui associe tous les éléments d'un ensemble A à tous ceux d'un
ensemble B sans en oublier aucun et sans qu'il y ait de doublons.
- [07]
On dit alors qu'ils ont même cardinal.
- [08]
Numéroter les éléments d'un ensemble E, c'est mettre en évidence une bijection entre E et tout ou partie de N.
- [09]
L'affirmation qu'entre l'infini des entiers et celui des
réels il n'y en a pas d'autre(s) est l'Hypothèse du Continu (HC) formulée par Georg Cantor.
Il s'agit là, malheureusement, d'un indécidable de la Théorie des ensembles
ZFC (Zermelo, Fraenkel, Axiome du Choix) et seul l'ajout d'un ou plusieurs nouvels axiomes
(par exemple de "détermination projective" ou encore ceux dits de "grands cardinaux") pourrait permettre
de le lever. Mais si aucun ne s'imposait parmi plusieurs possibles, ne serions-nous pas dans
la même situation que lors de l'introduction au dix-neuvième siècle de l'axiome des parallèles
qui vit émerger plusieurs géométries différentes à côté de la gómétrie euclidienne
et qui sont aujourd'hui bien utiles aux physiciens. Alors, plusieurs théories des ensembles
et donc plusieurs Mathématiques ?
- [10]
Ou "ensemble des parties".
- [11]
P(N) est en bijection avec R, l'ensemble des nombres réels.
- [12]
Euphémisme...
- [13]
Voir mon site Internet.
- [14]
Voir plus d'exemples bi- et tridimensionnels.
- [15]
Mais ce processus convergera-t-il un jour ?
- [16]
Et donc une densité infinie.
- [17]
Les ondes gravitationnelles
en sont certainement le meilleur exemple. Elles montrent de plus l'aspect prédictif des Mathématiques
puisqu'elles furent annoncées par Albert Einstein en 1915 et qu'il a fallu attendre le 14/09/2015
pour en avoir la première confirmation expérimentale, en notant au passage que leur faiblesse
intrinsèque rendait inenvisageable leur découverte fortuite...
- [18]
"la courbe se contient elle même" : le motif rouge se répète à toutes les échelles d'observation.
- [19]
La courbe blanche,
qui réside dans un cadre fini, correspond assez fidèlement à ce que l'on verrait si
le processus était effectivement répété une infinité de fois et sa longueur serait alors
infinie. A titre d'information, si l'on suppose que le segment bleu mesure un mètre et que
la courbe blanche en haut et à droite correspond à la quatre-vingt-dixième itération,
alors la longueur de cette courbe est supérieure à 170.000.000 kilomètres, soit plus
que la distance moyenne de la Terre au Soleil !
- [20]
De nombreuse espèces d'arbres, les bronches, les reliefs montagneux,...
- [21]
Evidemment sur quelques niveaux seulement, contrairement
à la courbe de von Koch. A titre d'exemple, les alvéoles pulmonaires sont logées dans
la cage thoracique et leur volume est donc très faible, alors que leur surface est de l'ordre
de 100 à 200 mètres carrés !
- [22]
En collaboration avec Jean-François Gouyet, Michel Rosso et Bernard Sapoval (PMC/Ecole Polytechnique).
- [23]
En collaboration avec Andrea Baldassarri, Andrea Gabrielli et Bernard Sapoval (PMC/Ecole Polytechnique).
- [24]
Prix Nobel de Physique en 1963.
- [25]
Il contient plus de 80 milliards de neuronnes participant chacun à plusieurs milliers de synapses. Ces
valeurs sont à rapprocher de la population stellaire de la Voie Lactée...
- [26]
Les questions transcendantes
sont nombreuses (voire en nombre infini !) : Pourquoi l'Existence ? Où est l'Univers ? Est-il fini ou
infini ? A-t-il commencé ? Dieu existe-t-il ?
Sommes-nous seuls dans l'Univers ?...
- [27]
On peut s'interroger sur le pourquoi de cet omniprésence :
est-ce pour pouvoir "passer à la limite" et ainsi obtenir des équations différentielles
ou est-ce pour des raisons plus fondamentales ?
- [28]
Voir des exemples "dramatiques".
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