Ordinateur, Mathématiques et Art
CMAP (Centre de Mathématiques APpliquées) UMR CNRS 7641, École polytechnique, Institut Polytechnique de Paris, CNRS, France
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ECHECS ET MATHS :
Avant d'étudier concrètement les liens entre les Mathématiques
et l'Art, il convient d'abord de rappeler ce qu'elles sont. Les puristes
les définiront comme un ensemble de symboles abstraits, de règles de
manipulation et d'énoncés axiomatiques considérés comme vrais (et évidents)
à partir desquels sont démontrés des théorèmes (c'est-à-dire de
nouveaux énoncés vrais). Les progrès (c'est-à-dire l'accumulation de
nouvelles vérités) se font en général grâce à des problèmes
posés à la communauté des mathématiciens par l'un de ses membres. La
plupart du temps, pour ne pas dire toujours, ces questions sont abstraites,
souvent incompréhensibles pour le commun des mortels et sans rapport apparent
avec la Réalité tangible. Un exemple récent, qui fit la une des
journaux, fut la démonstration du Grand Théorème de Fermat,
achevée en 1994 par Andrew Wiles après plus de trois siècles de tâtonnements,
d'erreurs et d'efforts. Et malgré l'immensité de l'entreprise et le succès
rencontré, voici un résultat de peu d'utilité pratique [01] même
si le tortueux chemin parcouru pour son obtention fut incroyablement riche en développements
et en rencontres fortuites. Ainsi présentées, les Mathématiques
sembleraient alors n'être qu'un "simple" jeu de l'esprit guère plus utile au
quotidien que les échecs. Pourtant depuis deux mille ans et encore plus à partir
du dix-septième siècle avec Galilée, les Mathématiques sont considerées
comme le langage avec lequel sont écrites les lois de la Nature. Elles sont alors,
à côté du microscope et du télescope, un "instrument d'observation"
révolutionnaire qui nous révèle chaque jour de nouvelles et mystérieuses
facettes de notre Univers.
LES MATHEMATIQUES SONT LA REALITE :
Mais ces succès
ne font que rendre plus mystérieuses leur nature profonde et la cause de leur
"redoutable efficacité" (Eugène Wigner). Que sont donc les Mathématiques
? Deux réponses apparemment inconciliables peuvent être formulées : soit
elles ne sont "que" le fruit de notre esprit, soit elles existent indépendamment
de nous. Formulé différemment : le mathématicien est-il comme Molière
qui imagina Monsieur Jourdain dans le Bourgeois Gentilhomme ou bien comme Christophe
Colomb qui découvrit l'Amérique ? Le mathématicien est-il un créateur
(c'est-à-dire celui qui tire du néant) ou bien un explorateur (celui qui parcourt
en observant) ? Examinons successivement ces deux positions [02]. Dans le premier cas,
les Mathématiques (nos Mathématiques !) sont le fruit de l'imagination des
mathématiciens et d'elle-seule [03] ; elles peuvent être vues alors comme un langage
de compression des régularités observées dans la nature [04]. Dans le second
cas, les Mathématiques sont indépendantes de nous : elles existent
alors en dehors de notre temps et de notre espace, mais où résident-elles
et de quoi sont-elles faites ? Ces questions qui semblent tout à fait embarassantes,
voire rédhibitoires, ne le sont en fait pas plus que celles de savoir où
est notre univers et de quoi il est fait ! Il est même possible d'aller plus loin
encore (c'est là mon point de vue) et de considérer que notre Réalité
est "tout simplement" une structure mathématique (parmi une infinité d'autres...)
à l'intérieur de laquelle ont émergé des sous-structures autonomes et
conscientes (nous !). Et ainsi tout est "simple" : les Mathématiques décrivent
bien notre Réalité parce que cette dernière est mathématique. Jusqu'à
présent deux approches complémentaires et apparemment disjointes,
l'Art et la Science [05], étaient nécessaires à sa connaissance
; mais si la Réalité est bien ainsi, la frontière s'estompe alors
pour disparaître et nos ordinateurs y sont des sous-structures inconscientes [06]
qui nous aident progressivement à lever un petit coin du voile.
ART ET ORDINATEUR :
Mais avant d'examiner les conséquences de tout cela, décrivons brièvement
et pragmatiquement les rôles concrets de l'ordinateur et des Mathématiques
dans le domaine artistique [07]. Apparu dans les années quarante, l'ordinateur
s'est rapidement retrouvé en position de force dans toutes les activités humaines
et les progrès constants dans les domaines du matériel et du logiciel n'ont
fait qu'amplifier ce phénomène. Cela est surtout vrai pour l'industrie,
la recherche ou encore la vie courante [08], mais l'est beaucoup moins dans le
monde de l'art. Dès le début des années soixante-dix, j'ai conçu
et développé le système SMC (Système Multimedia Conversationnel),
a priori système d'enseignement assisté par ordinateur [09], qui fut l'un
des premiers à permettre aussi bien la synthèse que le traitement des images.
J'ai compris très rapidement le potentiel du numérique dans les domaines sonore
et visuel. En particulier, ce que j'avais annoncé il plus de vingt ans
en conclusion d'un article sur le cinéma assisté par ordinateur [10] s'est depuis
réalisé et en particulier cette convergence à laquelle nous assistons aujourd'hui
entre le cinéma "traditionnel" et le jeu vidéo : le spectateur a la possibilité
de devenir acteur, tout en pouvant s'immerger dans des univers hier encore
inimaginables. Mais dans le monde des arts visuels, l'évolution ne fut
pas aussi marquante, loin s'en faut. Peut-être est-ce lié à certaines
interrogations : Qui en est l'auteur ? Oû est l'œuvre ? De quoi est-elle faite
? Est-elle pérenne ? Peut-on la protéger ? L'ordinateur peut-il créer ?
Et ces questions sont justifiées : en effet, la création d'une œuvre
à l'aide de l'outil informatique, à côté de l'acte créatif
proprement dit, met en œuvre des matériels et surtout des logiciels qui
ne peuvent être neutres [11]. Et l'œuvre, est-elle ce qui apparait sur un
écran [12] ou est-elle cette suite de chiffres binaires qui la représente dans
la mémoire de la machine ou encore est-elle la suite des comnandes et des gestes
utilisés pour la mettre au monde ? Mais alors est-elle pérenne : franchira-t-elle
les gouffres du temps et pourra-t-elle être encore "déchiffrée" dans plusieurs
milliers d'années aussi facilement que les fresques de Lascaux [13] ? Le principe
de la représentation numérique de l'information fait qu'a priori les copies
ne peuvent être distinguées de l'original : cela implique que d'une part l'œuvre
perd ici sa propriété d'unicité et que d'autre part elle peut être dupliquée
plus ou moins facilement [14], avec ou sans le consentement de son auteur. Enfin,
la question de savoir si la machine peut ou pourra se substituer à l'artiste est
certainement la plus délicate. Dès aujourd'hui, la complexité des
procédures qu'il est possible de programmer peut engendrer la surprise,
mais à l'évidence il manque aux machines la volonté de créer et la conscience
d'elles-mêmes, mais cela n'est peut-être qu'une question de complexité
et donc de temps...
ART ET MATHEMATIQUES :
J'ai pour ma part résolu la plupart
de ces problèmes avec la notion d'œuvre potentielle. Dans ce cadre, l'œuvre
est tout simplement le modèle mathématique sous-jacent. Evidemment,
cela exclut de mon champ créatif les œuvres issues du geste de l'artiste,
Mais cela ne constitue pas une limite pour moi, étant donnée la définition
qui fut donnée précédemment des Mathématiques : si elles sont bien la
Réalité, elles la décrivent intégralement ! Illustrons cela par
un exemple : celui de la géométrie fractale. Née dans les années soixante
avec les travaux de Benoît Mandelbrot, elle permet en particulier de décrire
mathématiquement des phénomènes irréguliers et désordonnés qui
échappaient jusque-là à la géométrie euclidienne. Dans ce contexte,
j'ai développé un modèle permettant de produire des images de paysages montagneux
et nuageux, mais aussi de les animer : les Alpes comme les déserts américains...
Mais toutes ces images prises individuellement ne sont pas, dans ce contexte,
les œuvres et d'ailleurs il est impossible de toutes les présenter (et encore
plus difficile de choisir parmi elles...) puisque leur nombre est proprement astronomique
; les œuvres, ce sont ces équations -et donc ces algorithmes [15]-
qui contiennent potentiellement toutes ces images [16]...
Ainsi, les Mathématiques contiendraient toutes les œuvres
passées, présentes et à venir, mais aussi leurs créateurs.
Tout serait donc "écrit", mais peu importe puisque nous avons la conscience
d'exister, d'être libre et de créer...
ANNEXE 1 (QUELQUES EVENEMENTS) :
Depuis plus de quarante ans, mes activités dans le domaine de
l'Enseignement Assisté par Ordinateur,
puis de la visualisation scientifique, m'ont fait bien souvent franchir la frontière qui sépare la Science des Arts.
Les expériences ainsi réalisées eurent lieu principalement dans le domaine pictural,
même s'il y eut une collaboration mémorable avec le compositeur Iannis Xenakis.
En voici un tout petit nombre d'exemples :
ANNEXE 2 (QUELQUES EXEMPLES RECENTS) :
- [01]
Le théorème lui-même (à savoir que l'équation diophantienne Xn+Yn=Zn n'a pas
de solution pour n>2) n'a pratiquement aucune application, contrairement à certains "outils"
utilisés pour sa démonstration : c'est ainsi que de nouvelles méthodes de cryptage utilisant
les courbes dites elliptiques ont vu le jour.
- [02]
Dans les deux cas, le mathématicien, tel Monsieur Jourdain qui disait de la prose
sans qu'il en sût rien, fait souvent (toujours ?) de la Physique sans le savoir.
- [03]
L'adéquation pourrait alors venir du fait que les structures corticales des sens (de la vue en particulier)
et de la "création" sont de même nature et communiquent entre-elles.
- [04]
Un peu comme le JPEG permet de comprimer les images...
- [05]
respectivement subjective et objective.
- [06]
Mais pour combien de temps encore ?
- [07]
Nous ignorerons ici tout ce qui s'est passé avant la seconde guerre mondiale.
C'est pourquoi il ne sera fait aucune allusion au nombre d'or ou encore à la perspective.
- [08]
Que serait la vie de tous les jours sans Internet ?
- [09]
Il reposait sur un ordinateur T1600 Télémécanique dont la capacité mémoire n'était
que de 32 kilo-octets tout en occupant plusieurs mètres cubes !
- [10]
La Recherche, numéro de septembre 1987.
- [11]
A titre d'exemple, certaines fonctionnalités d'un programme peuvent inspirer
un artiste, lui permettre quelque chose qu'il n'aurait pas imaginé sans cette
"prothèse intellectuelle". Les auteurs de ces outils doivent-ils alors partager la paternité
de l'œuvre ? C'est d'ailleurs la réponse (pour moi a priori positive) à cette interrogation qui a fait échouer
la plupart de mes collaborations avec des artistes "traditionnels"...
- [12]
ou sur tout support matériel : papier ou autre...
- [13]
Cette question concerne aussi bien les standards de codage -comme le JPEG- que les supports matériels
d'enregistrement -tel le DVD-. L'ignorer, ou ne rien faire, c'est à coup sûr
voir disparaître au cours du temps une partie de notre patrimoine artistique et autre !
- [14]
Il existe des moyens de protection, tel le watermarking, mais je ne suis pas
convaincu de leur efficacité et surtout de leur neutralité vis a vis de l'œuvre.
- [15]
Osons le néologisme Argorithme, mélange de Art
et Algorithme, pour nommer ces œuvres d'un nouveau genre...
- [16]
Cette conception n'aurait certainement pas déplu à Jorge Luis Borgès.
Il aurait pu en faire une suite à sa Bibliothèque de Babel...
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