Quelques Remarques concernant la Nature des Mathématiques
CMAP (Centre de Mathématiques APpliquées) UMR CNRS 7641, École polytechnique, Institut Polytechnique de Paris, CNRS, France
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(Site WWW CMAP28 : cette page a été créée le 12/11/2009 et mise à jour le 03/10/2024 17:09:57 -CEST-)
(Article paru dans la revue Tangente, 12/2009)
Mots-Clefs :
A2M,
An 2000,
Bogue,
Bug,
Bugix,
Millenium Bug,
Year 2000 Problem,
Y2K,
Y2K Bug,
Anaglyphes,
Art et Science,
Autostéréogrammes,
Chaos Déterministe,
Création Artistique,
Entrelacs,
Erreurs d'arrondi,
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Génie Logiciel,
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Infographie,
Mathématiques,
Mécanique Céleste,
Mécanique Quantique,
Physique,
Sensibilité aux Erreurs d'Arrondi,
Simulation Numérique,
Stéréogrammes,
Synthèse de Phénomènes Naturels,
Synthèse de Texture,
Visualisation Scientifique,
Voyage Virtuel dans l'Espace-Temps.
Les progrès en Mathématiques dites pures se font en général grâce à des problèmes posés,
tels des défis, par un mathématicien à la communauté. La plupart du temps,
pour ne pas dire toujours, ces questions sont abstraites, souvent
incompréhensibles pour le commun des mortels et sans rapport apparent avec la Réalité
tangible. Un exemple récent, qui fit la une des journaux, fut la
démonstration du Grand Théorème de Fermat achevée par Andrew Wiles après plus de trois siècles
de tâtonnements, d'erreurs et d'efforts. Et malgré l'immensité de l'entreprise
et le succès rencontré, voici un résultat de peu d'utilité alors que le tortueux
chemin parcouru pour son obtention fut incroyablement riche en développements et
en rencontres fortuites. Ainsi présentées, les Mathématiques sembleraient
alors n'être qu'un "simple" jeu de l'esprit guère plus utile au quotidien que
les échecs.
Pourtant depuis deux mille ans et encore plus à partir du dix-septième
siècle avec les travaux de Galilée, les Mathématiques sont considerées comme
le langage avec lequel sont écrites les lois de la Nature. Pendant longtemps les
modèles conçus par les physiciens furent principalement descriptifs. Ce fut ainsi le cas
des épicycles de Ptolémée qui décrivait le mouvement du Soleil et les rétrogradations
des planètes alors connues. Les progrès concomitants des Mathématiques et des appareils
d'observation et de mesure (du temps tout particulièrement) permirent l'émergence
de modèles tout à la fois descriptifs et prédictifs. Les Mathématiques devinrent
alors, à côté du microscope et du télescope,
un "instrument d'observation" révolutionnaire
qui nous révèle chaque jour de nouvelles et mystérieuses facettes
de notre Univers (voir la figure 1). Aujourd'hui les résultats obtenus, en
particulier dans le cadre de la Mécanique Quantique et de la Relativité Générale,
sont d'une précision époustouflante (tout comme ceux de nombreuses expériences de
Physique...) et les "dix chiffres après la virgule" ne sont pas rares !
[Pour plus d'informations sur les Mathématiques]
Mais ces succès ne font que rendre plus mystérieuses la nature profonde des Mathématiques
et la cause de leur "redoutable efficacité" (Eugène Wigner, 1960). Que sont donc les
(nos ?) Mathématiques ? Deux réponses apparemment inconciliables peuvent être formulées :
soit elles ne sont "que" le fruit de notre esprit,
soit elles existent indépendamment de nous.
Formulé différemment :
le mathématicien est-il comme Gustave Eiffel qui imagina la tour éponyme
ou bien comme
Christophe Colomb (ou un viking anonyme...) qui découvrit l'Amérique ?
Le mathématicien est-il un créateur (c'est-à-dire
celui qui tire du néant) ou bien un explorateur (celui qui parcourt en observant) ?
Examinons successivement ces deux positions.
Le mathématicien créateur :
Les Mathématiques sont ici le fruit de l'imagination
des mathématiciens et d'elle-seule. Leur efficacité peut alors émerger d'une part
du fait que dans le cortex, les structures responsables des sens créent progressivement
des modèles de notre environnement (au sens large) ; ces structures sont identiques
-voire sont les mêmes- à celles qui nous permettent de créer (mais qu'est-ce que
la création ?). Il est d'ailleurs possible de conjecturer qu'en l'absence de perceptions
sensorielles, il n'y aurait pas de conscience et donc pas d'imaginaire. Il
est dès lors logique de considérer que dans ce contexte les Mathématiques (nos Mathématiques
alors !) sont contraintes par nos modèles sensoriels (même si elles nous permettent d'aller beaucoup
plus loin que notre intuition), d'où l'adéquation.
Cela pourrait alors expliquer que, tel Monsieur Jourdain qui disait de la
prose sans qu'il en sût rien, le mathématicien pur fasse souvent (toujours ?)
de la Physique sans le savoir (ainsi, par exemple, les groupes
d'Evariste Galois sont aujourd'hui au cœur de la Physique et sans
les variétés de Bernhard Riemann la Relativité Générale d'Albert Einstein n'aurait
peut-être pas vu le jour en 1915).
D'autre part notre environnement, proche
comme lointain, n'est pas aléatoire : des structures, des symétries,
des invariances,... dans le temps comme dans l'espace, sont identifiées.
Une ou plusieurs façons de "compresser", de "résumer" ces régularités doivent alors être envisageables (par
analogie, il est possible de compresser les images numériques grâce au JPEG
ou encore aux ondelettes parce qu'elles ne sont pas aléatoires). Les Mathématiques
seraient alors un langage (parmi d'autres) de compression d'observations. Ceci est
alors à rapprocher de la notion de complexité algorithmique qui permet de caractériser
la complexité d'un ensemble (de nombres par exemple) par la taille du plus petit
programme permettant de le reproduire. Les Mathématiques seraient donc un langage
de programmation et, suivant le principe du rasoir d'Occam
(tout à la fois principe d'économie et de simplicité), un modèle
serait le programme le plus simple (qui n'est pas nécessairement le plus court dans
ce contexte !) reproduisant un certain fragment de Réalité, dans la limite
des observations actuelles.
Donnons un exemple avec la suite suivante résultant d'une certaine observation :
{0,2,4,6,8,...,28,30}.
De nombreux programmes (c'est-à-dire des modèles mathématiques) permettent de la
reproduire et par exemple :
M1 - Calcul des entiers naturels pairs : {n | n=0 ; {n=n+2} ; n<=30},
M2 - Calcul du double des entiers naturels : {s | n=0 ; {s=2*n ; n=n+1} ; n<=15},
M3 - Calcul de la partie entière d'un certain polynôme : {PartieEntière(s) | n=0 ; {s=2*n + 0.004*n2 ; n=n+1} ; n<=15},
(...)
Mi - Calcul de la valeur absolue des zéros triviaux de la fonction Zêta de Riemann : {mod(z) | Zeta(z)=0, Im(z)=0},
(...)
Il est clair qu'en l'absence d'informations
supplémentaires le modèle M1 est le plus simple. Mais ce n'est pas parce qu'il permet
de reproduire exactement et de la façon la plus économique qui soit la suite
{0,2,4,6,8,...,28,30}
qu'il correspond aux motivations et aux intentions de son "créateur" qui pourront
à jamais rester inaccessibles. Et c'est là une difference importante entre les Mathématiques
et la Physique : les vérités mathématiques (en particulier celles qui ont déjà été
démontrées) sont éternelles alors que celles de la Physique sont précaires. Il suffit
qu'un certain progrès prolonge la suite précédente sous la forme :
{0,2,4,6,8,...,28,30,33}
pour que le modèle M1 soit supplanté par M3, en notant qu'alors M2 en devient
une bonne approximation (en négligeant le terme 0.004*n*n), tout en réfutant
M1 et Mi (les excluant ainsi de la liste des modèles possibles).
Les Mathématiques
seraient alors relatives à nos structures cognitives, à notre évolution culturelle
et à notre environnement en notant bien que, malgré le principe cosmologique
(il n'y a pas de point et de direction privilégiés dans l'Univers),
notre Terre, sans être unique (fort probablement), est un lieu rare,
particulier et privilégié (puisque nous y sommes en tant qu'observateur !) et que
cela a nécessairement influencé, voire certainement distordu, notre
appréhension de la Réalité.
Le mathématicien explorateur :
Les Mathématiques sont
ici les mêmes aux "quatre coins de l'Univers". Mais il y a deux
façons de comprendre cela : soit les Mathématiques ne sont "que" Le Langage (unique)
de description de l'Univers, mais contrairement à la définition précédente,
elles ne sont plus relatives mais absolues et donc indépendantes de l'observateur
(nous en particulier). Elles résident alors hors de notre temps et de notre espace,
en un "lieu platonicien" auquel notre conscience a accès et à l'intérieur duquel
nous avançons progressivement. Mais où est-il (question embarassante, mais pas plus
que celle de savoir où est notre Univers !) et comment se fait la connexion ?
Soit,
et c'est là une conception encore plus audacieuse (c'est en particulier celle de Max Tegmark), les Mathématiques sont
(et elles seules) la Réalité. Alors, en elles et de par leur complexité,
émergent ici et là des "groupes" de structures conscientes (nous en particulier)
qui subjectivement se considèrent chacun comme vivant dans leur monde physique réel,
bien qu'étant en fait virtuel. Dans cette réalité mathématique infinie, de
nombreux mondes virtuels naîtraient ainsi, chacun avec leurs lois et leurs
contenus propres. Mais la question se pose alors du statut des axiomes qui sont à la base des Mathématiques :
en effet, non démontrables, ils sont imposés par la nécessité, la logique et la cohérence nécessaire de l'édifice.
Ils peuvent nous sembler arbitraires et "anthropiques", mais d'autres "jeux" d'axiomes pourraient exister dans d'autres régions de cette réalité platonicienne
dont la totalité nous échapperait...
Cela est aussi en relation avec la notion de Multivers qui est une tentative
actuelle pour comprendre les valeurs très particulières des constantes fondamentales
de Notre Physique et donc les "conditions initiales" très improbables du Big Bang.
En 1543, Copernic nous révéla que notre Terre n'était qu'une planète comme
les autres, puis nous avons découvert que notre Soleil n'était qu'une étoile
comme les autres, puis que notre Voie Lactée n'était qu'une galaxie comme
les autres. Notre Univers ne serait-il donc pas un univers comme les autres ? De
nombreux (une infinité ?) d'univers coexisteraient à l'intérieur du Multivers,
avec chacun leurs lois et leurs contenus et ainsi, si toutes les conditions
initiales possibles sont représentées, notre Univers avec les siennes si
spécifiques doit nécessairement exister ! Cela nous rappelle les tentatives faites
par Kepler au dix-septième siècle pour justifier les positions relatives des planètes
du système solaire alors connues, à l'aide des solides platoniciens. Cette
quête était vouée à l'échec car leurs trajectoires sont en fait étroitement liées
aux conditions initiales, de nature contingente, de formation du
système solaire. Pourquoi notre système solaire est-il comme il est ? "Tout simplement"
parce que quasiment toutes les configurations de systèmes planétaires doivent exister
(y compris donc le nôtre), ce que les découvertes de plus en plus nombreuses
d'exo-planètes semblent confirmer !
Considérer que les Mathématiques sont la seule
Réalité permet ainsi d'engendrer un Multivers, mais aussi de répondre à une
interrogation d'un niveau supérieur : pourquoi les lois de la (notre) Nature sont-elles
celles que nous mettons en évidence et en particulier pourquoi les équations différentielles
y règnent-elles en maître ? La réponse pourrait être "tout simplement" que notre
Univers a émergé d'une infime partie de la région des Mathématiques où elles "vivent".
Une variante de cette position doit être envisagée parce qu'actuellement irréfutable
(c'est-à-dire dont la fausseté ne peut être prouvée),
même si en appliquant de nouveau le principe du rasoir d'Occam, elle peut
paraitre extravagante. Notre Univers ne serait-il pas le résultat d'une simulation ?
Il ne s'agirait là ni plus ni moins que d'un jeu vidéo et nos Mathématiques pourraient
être le langage de programmation que nous, êtres conscients mais simulés,
découvririons progressivement. Mais alors d'autres questions encore plus épineuses
surgissent : dans quel Univers se déroule cette simulation et qui en est le programmeur ?
Cet Univers est-il lui-aussi simulé ? Allons-nous ainsi empiler une infinité de
"tortues" les unes sur les autres ? Malgré tous ses défauts, cette solution
présente l'avantage de réintroduire scientifiquement et explicitement les questions
fondamentales de la Création et de l'Existence.
Alors, le mathématicien créateur ou explorateur ?
Un contact avec d'hypothétiques intelligences extra-terrestres,
si tant est qu'un dialogue équitable fut possible, lèverait certainement
un petit coin du voile
(dans Contact, roman de science-fiction publié en 1985, Carl Sagan
faisait implicitement l'hypothèse platonicienne, en donnant, en particulier, la vedette aux nombres
premiers et à pi [01]).
Mais peut-être la réponse est-elle que le mathématicien est à la fois créateur
et explorateur : certaines structures, probablement parmi les plus élémentaires,
existeraient indépendamment de nous (les nombres entiers ordinaux et cardinaux,
par exemple), alors que d'autres seraient notre œuvre (un peu comme il existe
dans l'Univers un certain nombre de molécules naturelles et que nos chimistes en ont
créé de nouvelles à partir des éléments de base que sont les atomes).
N'était-ce d'ailleurs pas la position de Leopold Kronecker qui, en 1891, avait déclaré :
"Dieu a fait les nombres entiers, tout le reste est l'œuvre de l'homme".
Les réponses se
feront peut-être attendre éternellement parce que la Réalité et la connaissance qu'il
est possible d'en avoir, sont à mon sens de nature fractale. Souvenons-nous
de la remarque de Lord Kelvin qui, à la fin du dix-neuvième siècle,
imaginait la Physique achevée : il ne restait "plus" qu'à ajouter quelques décimales
aux constantes universelles et à éclaircir un "petit point de détail" : celui
du corps noir (et la suite est bien connue : c'est la révolution de la Mécanique Quantique...) !
N'est-ce pas là le propre d'un objet
fractal que de nous échapper toujours davantage : tout nouvel agrandissement de l'une
de ses parties ne nous révèle-t-il pas un nouvel univers de formes et de détails
(voir la figure 2) ?
Ces limites et ces insondables mystères doivent être acceptés
et ne doivent surtout ni briser notre bel élan d'insatiable curiosité, ni
interrompre cette ultime forme d'aventure moderne qu'est la recherche en Mathématiques !
FIGURE 1 :
L'infiniment petit.
La Vie et l'Homme, la Terre est son berceau.
L'infiniment grand.
La Physique aujourd'hui, de 1.6 10-35 mètre (échelle de Planck) à 8.8 1026 mètres (horizon cosmologique)
et au-delà ("dans" le(s) Multivers).
FIGURE 2 :
Zoom sur une représentation tridimensionnelle de l'ensemble de Mandelbrot,
immergé dans des nuages fractals, avec visualisation des arguments dits de sortie.
- [01]
De façon très étonnante, Carl Sagan a commis deux arreurs mathématiques dans ce roman.
D'une part, il fait commencer la liste des nombres premiers à 1, alors que ce dernier
n'en est pas un -Contact, Editions Mazarine, page 84-.
D'autre part -Contact, Editions Mazarine, page 433-, il évoque un calcul de 'pi' en base 11 (au passage, il devrait
en fait s'agir de la base 2 puisqu'il ne veut voir que des "0"s et des "1"s dans les "décimales") révélant une suite particulière
qui, présentée bidimensionnellement, fait apparaître un cercle fait de "1"s sur un fond de "0"s. Pour Carl Sagan,
c'est alors la preuve du caractère intentionnel de l'Univers, ce cercle étant alors la "signature de l'Artiste".
Or, 'pi' est fort probablement un nombre-univers
(cette propriété n'est encore qu'une conjecture en 2020).
Cette constante omniprésente serait alors un nombre dont les décimales contiendraient tous les nombres entiers, chacun étant d'ailleurs présent
une infinité de fois ! Cela signifie que tout objet numérique ou numérisé y figurerait : si 'pi' est bien ainsi,
alors il contient donc nécessairement une infinité d'images de cercles, mais aussi, par exemple, une infinité de reproductions de la Joconde,
une infinité de versions du Cid de Corneille dans une infinité de langues pour la plupart inexistantes,...
En fait, les nombre-univers sont infiniment nombreux
(le nombre de Champernowne en est certainement le meilleur et le plus simple exemple).
Copyright © Jean-François COLONNA, 2009-2024.
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