La mise en scène des nombres






Jean-François COLONNA
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CMAP (Centre de Mathématiques APpliquées) UMR CNRS 7641, École polytechnique, Institut Polytechnique de Paris, CNRS, France

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Pour avancer dans notre connaissance de l'Univers, nous devons faire des Mathématiques : jongler avec des formules, résoudre des équations,... Tout cela est généralement bien abstrait, mais rien ne nous interdit d'utiliser les sens que l'évolution nous a donnés et en particulier celui de la vision ; nos yeux sont faits pour être surpris et aujourd'hui, l'ordinateur nous permet une nouvelle approche expérimentale : celle de la virtualité. Une expérience dite virtuelle consistera en l'étude in silico du modèle d'un certain système (de l'échelle de Planck à l'Univers ). Après des calculs généralement très lourds, les résultats bruts seront des montagnes de valeurs numériques a priori inexploitables sans un traitement ultérieur, une "mise en scène". Et cela est vrai aussi des expériences réelles : ainsi, les télescopes ou encore les accélérateurs de particules produisent des quantités "astronomiques" de mesures qui n'ont de sens que si elles sont exploitées.




Alors que faire de tous ces nombres ? Leur lecture n'aurait évidemment aucun sens. Existe-t-il alors une façon objective de les présenter afin de garantir leur exploitation ? De par ses qualités, la mise en images s'impose : en effet, notre système visuel possède une bande passante importante et il est capable de réagir instantanément à la surprise dans un environnement nouveau et bruité. Cette traduction des nombres en images, cette mise en scène, laisse supposer qu'il existe pour se faire un code universel. Mais est-ce bien le cas ? La réponse est évidemment négative et ce pour de nombreuses raisons.


D'une part nos supports de visualisation (feuilles de papier, écrans,...) sont en général bidimensionnels et dès la dimension trois, des projections s'imposent et sauf cas particuliers, elles ne permettront pas de révéler toute la complexité de l'"objet" représenté. Mais nous y sommes habitués : c'est le principe même de la photographie. Cela ne nous pose guère de problèmes lorsqu'il s'agit d'objets connus : ainsi, nous avons tous vu des montagnes (fractales...) , mais cette structure inconnue est déjà plus difficile à identifier. Au-delà de la dimension trois, les choses ne vont pas s'arranger : notre espace étant apparemment tridimensionnel, seuls des artifices (coupes, rotations,...) permettront de présenter des objets de dimensions supérieures tel cet ensemble de Julia calculé dans un espace à huit dimensions.


D'autre part, nombreuses sont les mesures (virtuelles ou réelles) qui portent sur des objets n'ayant pas d'image (c'est le cas, par exemple, d'un champ de pression) ou encore qui sont "interdits" de représentation : ainsi, les lois de la Mécanique Quantique devrait nous interdire cette image du nucléon puisqu'à son échelle les positions, les vitesses, les couleurs,... n'ont pas de valeurs déterminées, voire de sens.


Malgré tout on pourrait croire que dans certaines circonstances (simples évidemment) il existerait une représentation tout à la fois unique, fidèle et objective d'un objet décrit par des nombres. Un écran numérique étant un tableau bidimensionnel de valeurs (codant la couleur et la luminance des pixels) il serait facile d'imaginer que c'est la mise en image d'une matrice qui nous donne la possibilité d'accéder à cette objectivité limitée. Or malheureusement cet exemple montre qu'il n'en est rien. En effet, pour visualiser ce tableau, il nous faut répondre à une question stupide : "quelle est la couleur des nombres ?". Mais il faut bien y répondre pour faire l'image synthèse de ces valeurs : la réponse est arbitraire et de cela nait l'ambiguité. Dans cette image, quatre jeux différents d'affectations nombres-couleurs sont utilisés et de toute évidence les quatre sous-images obtenues semblent nous présenter quatre objets très différents et plus grave, quatre objets incompatibles entre-eux : la discontinuité verticale et la périodicité apparaissent ou disparaissent à volonté. Il est donc alors possible, grâce à l'arbitraire de cette mise en scène de cacher ce qui est et de présenter ce qui n'est pas, involontairement ou volontairement !


Alors, si le coloriage d'un tableau (bidimensionnel) de nombres que l'on aurait pu croire facile, voire puéril, est déjà source de grandes difficultés, il est donc évident que la visualisation de structures plus complexes ne sera pas une tâche facile.


Enfin, il conviendra de ne pas oublier que ces images calculées sont faites pour être regardées dans l'espoir d'y acquérir une meilleure compréhension des mesures correspondantes, voire d'y découvrir une agréable surprise (une découverte !). Or, si comme on vient de le voir, la mise en scène n'est pas neutre, loin s'en faut, le système visuel possède ses propres limites et "anomalies" qui se manifestent par les illusions d'optique et, par exemple, celle dite du contraste simultané qui montre qu'il est impossible de comparer (visuellement) la luminance de deux points éloignés d'une image.


Même s'il est impossible de prétendre à l'objectivité et à l'unicité des représentations d'ensemble de mesures (virtuelles ou réelles), il n'est pas inutile de réfléchir à une sémiologie de la visualisation scientifique basée sur quelques principes très pragmatiques. D'une part, il sera préférable d'utiliser des représentations simples plutôt que des représentations spectaculaires. D'autre part, culturellement, nous avons l'habitude d'associer les couleurs froides (le bleu, par exemple) aux valeurs faibles ou négatives, et les couleurs chaudes (le rouge, par exemple) aux valeurs fortes ou positives. De telles conventions devraient être ici respectées sous peine d'induire de la confusion et une sorte de frustration dans nos systèmes perceptifs. Il serait aussi souhaitable d'étendre la notion de point de vue (géométrique) en y incluant les formes et les couleurs, en favorisant de plus une forte interactivité permettant facilement de passer d'un mode de représentation à l'autre, sans hésiter à en présenter plusieurs simultanément. Enfin, il serait impératif de préciser en permanence les conventions utilisées, ceci étant particulièrement vrai lors de la communication de résultats à des tiers.




A toutes ces difficultés s'ajoutent celles, inhérentes à l'utilisation des ordinateurs : la programmation qui manque bien souvent de rigueur ou encore le fait trop méconnu que les ordinateurs ne calculent en général qu'approximativement. Mais une fois conscients de ces limites, voire les maitrisant, les scientifiques et les ingénieurs auront alors entre leurs mains une nouvelle façon d'approcher la Réalité, un "outil" qui aura au moins l'importance du télescope et du microscope en leur temps et qui leur permettra de porter plus loin leurs gestes et leurs regards, tout en étant un lieu privilégié de rencontre entre l'Art et la Science .


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