La mise en scène des nombres
CMAP (Centre de Mathématiques APpliquées) UMR CNRS 7641, École polytechnique, Institut Polytechnique de Paris, CNRS, France
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(Site WWW CMAP28 : cette page a été créée le 05/08/2015 et mise à jour le 03/10/2024 17:09:47 -CEST-)
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Pour avancer dans notre connaissance de l'Univers, nous devons faire des
Mathématiques : jongler avec des formules, résoudre des équations,...
Tout cela est généralement bien abstrait, mais rien ne nous interdit d'utiliser les sens
que l'évolution nous a donnés et en particulier celui de la vision ; nos yeux sont faits pour
être surpris et aujourd'hui, l'ordinateur nous permet une nouvelle approche expérimentale :
celle de la virtualité. Une expérience dite virtuelle
consistera en l'étude in silico
du modèle d'un certain système (de l'échelle de Planck à l'Univers ).
Après des calculs généralement très lourds, les résultats bruts seront
des montagnes de valeurs numériques a priori inexploitables sans
un traitement ultérieur,
une "mise en scène".
Et cela est vrai aussi des expériences réelles : ainsi, les télescopes ou encore les
accélérateurs de particules produisent des quantités "astronomiques" de mesures qui n'ont
de sens que si elles sont exploitées.
Alors que faire de tous ces nombres ? Leur lecture n'aurait évidemment aucun sens.
Existe-t-il alors une façon objective de les présenter afin de garantir leur exploitation ?
De par ses qualités, la mise en images s'impose : en effet, notre système
visuel possède une bande passante importante et il est capable de réagir instantanément
à la surprise dans un environnement nouveau et bruité. Cette traduction des nombres en
images, cette mise en scène, laisse supposer qu'il existe pour se faire un code universel. Mais est-ce bien le cas ?
La réponse est évidemment négative et ce pour de nombreuses raisons.
D'une part nos supports de
visualisation (feuilles de papier, écrans,...) sont en général bidimensionnels
et dès la dimension trois, des projections s'imposent et sauf cas particuliers, elles
ne permettront pas de révéler toute la complexité de l'"objet" représenté. Mais nous y sommes
habitués : c'est le principe même de la photographie. Cela ne nous pose guère de problèmes lorsqu'il
s'agit d'objets connus : ainsi, nous avons tous vu des montagnes (fractales...) ,
mais cette structure inconnue est déjà plus difficile à identifier.
Au-delà de la dimension trois, les choses ne vont pas s'arranger : notre espace étant apparemment
tridimensionnel, seuls des artifices (coupes, rotations,...) permettront de présenter
des objets de dimensions supérieures tel cet ensemble de Julia
calculé dans un espace à huit dimensions.
D'autre part, nombreuses sont les mesures (virtuelles ou réelles) qui portent sur des
objets n'ayant pas d'image (c'est le cas, par exemple, d'un champ de pression)
ou encore qui sont "interdits" de représentation : ainsi, les lois de la Mécanique
Quantique devrait nous interdire cette image du nucléon
puisqu'à son échelle les positions, les vitesses, les couleurs,...
n'ont pas de valeurs déterminées, voire de sens.
Malgré tout on pourrait croire que dans certaines circonstances (simples évidemment)
il existerait une représentation tout à la fois unique, fidèle et objective
d'un objet décrit par des nombres. Un écran numérique étant un tableau bidimensionnel
de valeurs (codant la couleur et la luminance des pixels) il serait facile d'imaginer que c'est la mise en
image d'une matrice qui nous donne la possibilité d'accéder à cette objectivité limitée.
Or malheureusement cet exemple montre qu'il n'en est
rien. En effet, pour visualiser ce tableau, il nous faut répondre
à une question stupide : "quelle est la couleur des nombres ?". Mais il faut bien y répondre
pour faire l'image synthèse de ces valeurs : la réponse est arbitraire et de cela nait
l'ambiguité. Dans cette image, quatre jeux différents d'affectations nombres-couleurs sont
utilisés et de toute évidence les quatre sous-images obtenues semblent nous présenter
quatre objets très différents et plus grave, quatre objets incompatibles entre-eux : la discontinuité
verticale et la périodicité apparaissent ou disparaissent à volonté. Il est donc
alors possible, grâce à l'arbitraire de cette mise en scène de cacher ce qui est et
de présenter ce qui n'est pas, involontairement ou volontairement !
Alors, si le coloriage d'un tableau (bidimensionnel) de nombres que l'on aurait pu croire facile, voire puéril,
est déjà source de grandes difficultés, il est donc évident que la visualisation
de structures plus complexes ne sera pas une tâche facile.
Enfin, il conviendra de ne pas oublier que ces images calculées sont faites pour être regardées dans
l'espoir d'y acquérir une meilleure compréhension des mesures correspondantes, voire d'y
découvrir une agréable surprise (une découverte !). Or, si comme on vient de le voir,
la mise en scène n'est pas neutre, loin s'en faut, le système visuel possède
ses propres limites et "anomalies" qui se manifestent par les illusions d'optique et, par
exemple, celle dite du contraste simultané
qui montre qu'il est impossible de comparer (visuellement) la luminance de deux points éloignés
d'une image.
Même s'il est impossible de prétendre à l'objectivité et à l'unicité des représentations
d'ensemble de mesures (virtuelles ou réelles), il n'est pas inutile de réfléchir à
une sémiologie de la visualisation scientifique basée
sur quelques principes très pragmatiques. D'une part, il sera préférable
d'utiliser des représentations simples plutôt que des représentations spectaculaires.
D'autre part, culturellement, nous avons l'habitude d'associer
les couleurs froides (le bleu, par exemple) aux valeurs faibles ou négatives, et les couleurs chaudes
(le rouge, par exemple) aux valeurs fortes ou positives. De telles conventions devraient être ici respectées
sous peine d'induire de la confusion et une sorte de frustration dans nos systèmes perceptifs.
Il serait aussi souhaitable d'étendre la notion de point de vue (géométrique) en y incluant
les formes et les couleurs, en favorisant de plus une forte interactivité permettant facilement
de passer d'un mode de représentation à l'autre, sans hésiter à en présenter plusieurs simultanément.
Enfin, il serait impératif de préciser en permanence les conventions
utilisées, ceci étant particulièrement vrai lors de la communication de résultats à des tiers.
A toutes ces difficultés s'ajoutent celles, inhérentes à l'utilisation des
ordinateurs : la programmation qui manque bien souvent de rigueur
ou encore le fait trop méconnu que les ordinateurs ne calculent en général qu'approximativement.
Mais une fois conscients de ces limites, voire les maitrisant, les
scientifiques et les ingénieurs auront alors
entre leurs mains une nouvelle façon d'approcher la Réalité,
un "outil" qui aura au moins l'importance du télescope et du
microscope en leur temps et qui leur permettra
de porter plus loin leurs gestes et leurs regards,
tout en étant un lieu privilégié de rencontre entre l'Art et la Science .
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