CMAP (Centre de Mathématiques APpliquées) UMR CNRS 7641, École polytechnique, Institut Polytechnique de Paris, CNRS, France
france telecom, France Telecom R&D
A côte de l'expérimentation qualifiée ici intuitivement, voire
naïvement, de réelle, effectuée soit a priori (c'est
l'observation des phénomènes naturels), soit a posteriori
(afin de vérifier le pouvoir prédictif de la déduction
mathématique), se trouve l'Expérimentation Virtuelle. Elle
consiste à étudier le modèle mathématique d'un système,
plutôt que ce système lui-même. Le plus souvent, cette
étude se fait à l'aide de programmes informatiques qui
traduisent numériquement les équations correspondantes et
qui produisent lors de leur exécution des résultats
numériques, analogues à des mesures ; il s'agira, par
exemple, de l'évolution au cours du temps des coordonnées
et des vitesses d'un ensemble de particules. Le volume des
informations alors obtenues est généralement tel qu'il serait
absurde de les présenter à l'expérimentateur (chercheur,
ingénieur, voire artiste...) sous leur forme brute. Le
passage par la synthèse d'images interactives est alors
incontournable [01] et rend au sens de la vision son rôle
privilégié, peut-être trop négligé dans ces domaines au
cours des dernières décennies. Les images ainsi produites
sont à considérer comme une nouvelle fenêtre ouverte sur
notre Univers, mais aussi sur des univers nouveaux (et
virtuels), fruit de notre imagination presque sans limite.
Dejà, dans les applications industrielles, ou les systèmes
étudiés sont généralement des objets tangibles et
"quotidiens" [02] , d'énormes difficultés peuvent survenir lors
de la mise en image des résultats obtenus. Ainsi, par
exemple, les recherches concernant le comportement
aérodynamique d'un avion super-sonique conduisent bien
souvent à l'observation de structures tourbillonnaires
tridimensionnelles dont la topologie défie la
compréhension. Mais c'est bien entendu au niveau de la
recherche la plus fondamentale que se situent les véritables
difficultés. Ainsi, contrairement au contexte de la synthèse
d'image "artistique" connue du grand public par les
productions cinématographiques à grand spectacle, dans
celui de l'Expérimentation Virtuelle ce seront, par exemple,
des objets jamais vus [03] et bien souvent de dimension élevée
qu'il faudra représenter afin de permettre la compréhension
de leur structure et de leur évolution au cours du temps.
Prenons un exemple concret : celui de l'étude du climat
terrestre et de l'une de ses applications, la prévision
météorologique. Les processus physiques mis en jeu sont
d'une grande complexité et les modèles correspondants le
sont plus encore. Leur étude à l'aide d'ordinateurs est
essentielle car elle permet, à condition que les équations
soient un fidèle reflet de la réalité, d'une part l'analyse très
fine du rôle de tel ou tel autre paramètre et d'autre part la
reproductibilité parfaite des conditions expérimentales
(virtuelles). Pour mieux appréhender les mecanismes
fondamentaux il est souhaitable de les isoler et de faire
appel éventuellement à des systèmes simplifiés, mais
possédant le même type de comportement. C'est ainsi que
procéda Edward Lorenz au MIT [04] dans les années soixante.
Le modèle fondamental auquel il parvint et qui est encore
aujourd'hui très étudié, est constitué d'un système de trois
équations dites différentielles [05] qui définissent l'évolution
au cours du temps de trois variables (x, y et z).
Concrètement, il "suffit" de se donner les conditions
initiales [06] pour pouvoir prédire la valeur de ces trois
variables à un instant quelconque et donc calculer la
trajectoire du point de coordonnées x, y et z au cours du
temps. Malheureusement, les choses ne sont pas aussi
simple : Edward Lorenz mit en évidence la sensibilité aux
conditions initiales de ce système [07]. Cela signifie qu'un
changement infime des conditions initiales suffit pour
obtenir très rapidement une évolution complètement
différente. Au passage, cela implique immédiatement une
conséquence dramatique concernant cette approche
expérimentale : les variables x, y et z, de même que le
temps, sont des nombres dits réels. Un ordinateur ne
possédant qu'une capacité finie, en ce qui concerne en
particulier la représentation des nombres, ne peut, en toute
généralité, effectuer les opérations arithmétiques
élémentaires de façon exacte ; au cours de chacune d'elles,
une très petite erreur (dite d'arrondi) est commise et le
phénomène de sensibilité aux conditions initiales l'amplifie
très rapidement, rendant impossible toute prédiction précise
de la valeur de x, y et z pour un instant quelconque.
Heureusement, il fut observé que pour ce modèle, quelles que
soient les conditions initiales utilisées, rapidement, la
trajectoire correspondante était attirée (un peu comme l'eau
qui ruisselle sur les pentes des montagnes se retrouve au
fond des vallées...) par ce qui fut qualifié d'attracteur étrange,
ce qui signifie, en particulier, qu'il possède une
structure fractale.
L'image actuellement présentée à l'extérieur de la Cité des Sciences et de l'Industrie
est appelée attracteur de Lorenz ; il s'agit d'un abus de langage,
puisqu'elle ne présente qu'une trajectoire particulière de
conditions initiales données, ou les boules indiquent la
position du système à des instants régulièrement espacés.
Deux "centres" y apparaissent clairement : le système
effectue plusieurs révolutions autour de l'un d'eux, puis
saute, de façon "presque aléatoire" de l'autre côté où il
effectuera plusieurs révolutions, et ainsi de suite... Notons
au passage que cela ressemble beaucoup à l'évolution du
temps (au sens météorologique du terme) puisque des
périodes de beau et de mauvais temps alternent de façon
relativement imprévisibles.
Cette image peut-être présentée dans deux contextes
différents : d'une part, celui de l'art ou l'expérience a
montré qu'elle était très appréciée du grand public (même de
culture non scientifique) ; d'autre part, celui de la science
parce qu'elle lève un petit coin du grand voile. Mais cette
image n'est pas la seule à posséder cette qualité [08] et c'est
pourquoi, la visualisation, grâce à l'ordinateur, de systèmes
physico-mathématiques est un moyen (parmi d'autres) de
jeter un pont entre l'art et la science : la science offre à l'art
de nouveaux objets d'étude et la science, même si elle doit
privilégier l'objectif par rapport au subjectif, ne peut pas ne
pas respecter les règles d'harmonies universelles.
Toutes ces techniques conduisent à rendre réel le rêve de
H.G. Wells : en effet, la machine à explorer l'espace-temps
est envisageable, à condition d'accepter le fait qu'elle ne
nous véhiculera qu'à l'intérieur de modèles mathématiques
mis en images, en sons, en sensations,... Si l'action sur la
réalité en soi est alors exclue (à jamais ?), en revanche, les
portes de toutes les échelles spatio-temporelles et
énergétiques connues, nous seront ouvertes. Ainsi, aller à
l'autre bout de l'univers pour observer la collision de deux
galaxies ou encore plonger dans le monde des particules
élémentaires et voir le confinement des quarks et des gluons
à l'intérieur des nucléons devient possible.
Bien évidemment, quelques remarques fondamentales
s'imposent alors : d'une part le modèle d'un objet n'est pas
l'objet ; ainsi dans les applications scientifiques et surtout
pédagogiques de l'Expérimentation Virtuelle, la frontière
devra toujours être clairement marquée entre le réel et le
virtuel, et les inévitables "libertés" prises être indiquées.
D'autre part, des problèmes liés au calcul (impossibilité de
manipuler les nombres réels et erreurs d'arrondis déjà
mentionnées, anomalies logicielles,...) et à la visualisation
(illusions diverses et variées) pourront, par exemple,
conduire à présenter des artefacts en tant que phénomènes
scientifiques...
Malgré ces difficultés (que nous saurons maîtriser à
condition qu'elles restent constamment présentes a notre
esprit) inhérentes aux techniques utilisées, la science
possède ici un instrument révolutionnaire (comme le furent
en leur temps le microscope et le télescope) permettant
l'accès à des objets qui autrement seraient hors de notre
portée et de notre regard. Et l'artiste détient la, lui-aussi, un
formidable "méta-outil" de création, dont les productions,
images de realités virtuelles (de nouvelles réalités ?), n'ont
pas fini d'étonner, mais aussi d'interroger nos sens.
[01]
-Il convient de noter, au passage, que des
problèmes similaires se rencontrent de plus en plus
souvent dans les expériences réelles, en particulier
dans celles qui mettent en œuvre les grands
instruments scientifiques (accélérateurs de particules,
télescopes,...) ; il est alors logique qu'elles
fassent appel aux mêmes techniques.
[02]
-Par exemple, des automobiles dont la résistance
aux chocs est simulée dans les ordinateurs.
[03]
-Parce qu'invisibles (les particules élémentaires),
ou privés d'image (un champ de température),
ou encore inexistants (une structure mathématique abstraite).